Chère madame

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Chère madame que nous avons croisée hier à l’écluse de Cramezeul, sur votre bateau le Breiz Atao,

notre rencontre a été brève mais touchante et notre groupe de Danse passante a continué à danser avec vous, après notre départ. Vous nous avez dit « Je suis contente de rencontrer ce groupe, libre », et ça nous a donné envie de continuer cette conversation. On espère que vous aurez envie de prendre de nos nouvelles et que vous lirez cette lettre sur notre site.

Nous étions parties du Plessis-Pas-Brunet, corps et voix échauffés, préparées à affronter notre rando dansante sous la pluie, qui a eu la gentillesse de s’arrêter très vite. Entre le Plessis et l’écluse où nous vous avons croisée, votre bateau à l’arrêt, nous avions suivi le chemin de hâlage en dansant-marchant-chantant, et en cherchant à faire ce que nous avons appelé des cueillettes : non pas de fruits ou de champignons, mais des cueillettes de sensations. 

Comme vous avez peut-être vu, nous ne dansons pas en cherchant à faire des formes comme, par exemple, dans la danse classique. Pour inventer ces danses que nous improvisons, nous évoquons des sensations : des parfums, des images, des sons, qui inspirent nos mouvements. Nous avions donc dansé en marchant, guidées par des sensations cueillies sur le bord du chemin, dans les reflets de l’eau, les sons des feuilles, la fraîcheur du vent. 

Lorsque nous avons fait notre pause, juste devant vous sur votre bateau, Milena a proposé de nommer à haute voix certaines de ces sensations qui nous avaient inspirées, et elle les a enregistrées : c’est cela que vous avez entendu, et à quoi vous avez aussi contribué - merci pour cela, on imagine que ce n’était pas très facile de comprendre ce qui se passait avec nous.

Si vous le voulez, vous pouvez écouter ici quelques uns de ces mots qui sont comme des traces de ce que nous avons senti pendant cette danse passante. Et si vous en avez envie, vous pouvez faire ce que nous faisons : en écoutant ces mots, imaginer, dans votre corps, les sensations qu’ils évoquent. C’est un petit secret que chacun d’entre nous peut entretenir pour soi même : comme une danse qui ne se voit pas, une rêverie volontaire et intérieure.

L’odeur opulente qui saisit tout d’un coup la bouche...

La terre c’est tendre

Connaître l’espace derrière moi, conscience de tirer un groupe, de ne pas connaître ce qui est devant moi.

Sentir que la terre est plus mouillée que d’habitude

Cage thoracique devenue un bateau

Cœur pleurer dans les feuilles...

Lorsque vous êtes repartie, votre bateau a longé ce chemin que nous venions de danser. Avez-vous senti les traces de nos danses? Sûrement pas. Mais peut-être avez-vous pensé à nous, ou été émue par la beauté d’un arbre, d’un reflet, d’un parfum qui nous avait touchées aussi? 

Après cette pause, et un bon déjeuner aux Cueilleuses, un peu plus haut sur le canal, nous sommes reparties, mais avant cela nous avons pris le temps d’écrire un peu, chacune, dans nos cahiers.

La consigne était : écrire pendant 10 minutes en commençant par cette phrase : « Le long du canal, il parait que... »

Voici quelques extraits de ces écritures. Ici aussi, vous pouvez prendre les mots qui vous touchent et vous laisser sentir les sensations qu’ils évoquent en vous? En marchant, en navigant, en vous endormant...

Le long du canal, il parait que marchent des hommes sans visage au train de cheval.

Le long du canal, il parait que des animaux légendaires vivent des histoires subtiles avec les âmes qui passent et restent un peu dans le vent.

Le long du canal, il parait qu’il y a du sol en pétrole et puis plus après. Les végétaux boivent la pluie perlée.

Le long du canal, il parait que les femmes grondent et avalent les cailloux, la poussière, les fossés, les écluses, et sont avalées en retour.

Le long du canal, il parait que ce sont les feuilles qui nous poussent les pensées venues des gouttes de pluie et des courants d’eau.

Le long du canal, il parait que parfois, en regardant à travers les fenêtres des rideaux, on découvre des secrets.

Le long du canal, il paraît que ta musculature de derrière est forte et que tu ressembles à un taureau qui marche. Les herbes et les fleurs attendent les bateaux dedans dehors. Ils n’ont pas de réveil mais ils te laissent aller.

Le long du canal, il parait que le long, le devant le derrière comme un fil qui nous relie.

Le long du canal, il parait qu’il y a un chien qui dévore des danseuses solitaires. Une dame qui pleure, ou dont les yeux pleuvent.

Pour cette nouvelle étape jusqu’à Heric, toujours sur le chemin de hâlage, nous avons choisi de danser en trio. Dans chaque trio, durant 40 minutes, une danseuse « dansait », une autre avait le rôle de « conteuse », c’est à dire qu’elle disait à haute voix soit ce qu’elle voyait, soit des choses qu’elle inventait. La troisième était « témoin » et pouvait aussi proposer des chants ou de la musique. Comme vous avez dû le comprendre, bien que nous soyons danseuses, nous utilisons indifféremment le mouvement, le son, les mots, le toucher... et surtout l’imaginaire. Au bout de 40 minutes on changeait les rôles. On a ainsi dansé, parlé, regardé, sans s’arrêter durant 2 heures. Une autre contrainte était d’avancer plus vite que le matin, pour arriver à notre gite avant la nuit!

Lorsque nous dansons sur ce chemin, c’est très différent de nos vies habituelles de danseuses, où on crée des chorégraphies pour des théâtres, ou des gens viennent volontairement nous voir et payent leur place parce qu’ils aiment la danse. Danser dehors, pour les passants, est notre réponse aux longs mois de confinement : comme beaucoup d’autres, nous avons été interdits de danser, de se rassembler, de se toucher (la danse utilise beaucoup les massages, c’est une part importante de ce que nous faisons). Mais nous avons aussi senti que ces mois de confinement servaient de prétexte à d’autres interdits : se rassembler sur la voie publique, se toucher, être ensemble. Faire des activités « non essentielles » (comme si la vie n’était pas essentielle!)

Nous avons décidé de faire cette danse passante comme une danse « possible » malgré tous ces interdits, et aussi, comme une danse à adresser à toutes celles et ceux qu’on croise sur nos chemins. 

Dans cette danse, nous ne cherchons pas à faire un spectacle, nous ne pensons pas à faire quelque chose de beau à voir, mais seulement à explorer en même temps nos corps, nos sensations, et la nature que nous traversons et les gens que nous rencontrons. Une des choses nécessaires à cela, c’est de se retenir de juger ce que nous faisons : c’est ce qui nous permet d’écrire et chanter alors que nous ne sommes ni écrivaines ni chanteuses.

Vous nous avez dit que nous sommes libres. C’est un sacré compliment, car en effet, nous travaillons beaucoup pour nous sentir libres. Notre propre liberté nous importe, bien sûr, car c’est agréable lorsqu’on se sent libre (même pour un tout petit moment), mais en parlant avec vous on a aussi compris autre chose : nous espérons que notre liberté, lorsque nous arrivons à la faire sentir à celles et ceux que nous croisons, peut les toucher, et peut être, leur offrir l’occasion de chercher ce genre de liberté pour eux-mêmes. 

A quels moments, dans nos vies, avons nous la chance de faire quelque chose qui n’est dicté ni par la nécessité (gagner sa vie) ni par le regard des autres, et les convenances sociales? Quels sont les moments où nous faisons des choses uniquement pour le plaisir de les faire, et de les faire ensemble?

C’est la première fois que nous faisons une Danse passante, et lorsque nous nous sommes croisées c’était à peine notre deuxième jour de ce voyage de 2 semaines. C’est très nouveau et nous découvrons nous mêmes ce que nous sommes en train de faire. C’est quelque chose entre le jeu des enfants (avant qu’ils ne deviennent conscients du regard des adultes), le spectacle professionnel et la rêverie intérieure. Nous espérons que cela aura stimulé votre envie de donner de la valeur des moments de plaisir gratuit que vous parvenez à préserver dans votre propre vie, et que d’autres autour de vous pourront en profiter.

On vous souhaite un très bon voyage, et on espère vous recroiser dans la réalité ou dans nos rêves.

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