Chère Farandolle

22 juilllet 2022 - La journée d’après et encore ensemble à Redon, disséminé.e.s dans l’auberge de jeunesse.
Fredonner encore “ et la danse passera”,
relire notre aventure dans les mots de Gaëlle,
se parler du commun trouvé dans cet acte collectif
et des ingrédients rassemblés ces deux semaines…
Rêver les suites et œuvrer déjà leur réalisation.


“Et la danse passera…” - chanson de Danse Passante 2022


Lettre de Gaelle
Nantes, le 18 Juillet 2022, jour caniculaire


Farandole chérie, folie douce en ruban ;

Je t’écris enfin après t’avoir quittée la semaine dernière rechargée de nos promenades ombragées au fil de la rigole et du canal. De retour au bureau, dans la torpeur immobile de la Ville, prise entre les murs je pense à toi, grand corps libre, déterminé et courageux. Je rêve d’eau, de berges mouillées de scirpes, de carex, de grenouilles et d’odeur mentholée… Je t’imagine passer dépasser les bornes de granit qui rythment graduellement tes marches dansées, tes danses marchées.

Sur ma table de travail, pourtant bien rangée, je précise, traîne une feuille volante, elle a sans doute échappé à la préparation de nos carnets de voyage avant que tu ne partes de Nantes. Elle est là, posée comme un rappel. J’ai beau essayer de me remettre au travail, la page attire mon regard… Je la connais très bien cette page, c’est une carte du Canal de Nantes à Brest, c’est même ta carte de parcours.

Je plisse les yeux et j’aperçois un mince fil bleu qui traverse en diagonale la feuille de papier. La trace s’échappe du bord inférieur droit où une tâche bleue bien visible et plus dense se détache, elle représente les Plaines de Mazerolle qui dilatent le cours de l’Erdre dans la plaine au-dessus de Sucé. L’eau se diffuse en marais dans les terres et les matières s’y mélangent en se transformant au fil des siècles en tourbe. Vert et bleu deviennent brun mouillé, imbibé, trésor fertile. Douves, boires, fossés dessinent ici un quadrillage et des formes rectangulaires artificielles qui contrastent avec ce qu’on a perçu réellement depuis la gabare quand on était à bord. Les rives vues qui se dessinaient alors étaient densément végétales, un front arboré se dessinait nettement, il était alors impossible de percevoir les ouvrages imaginées et creusés par les hommes pour exploiter la richesse du sol décomposé.

La tâche se resserre un peu juste au-dessus de la première : c’est la Plaine de la Poupinière. A partir de là un drôle de tracé ni droit ni complètement sinueux s’échappe de l’auréole et file vers le milieu de la feuille. Tu sais, on dirait ces dessins qu’on faisait quand on était enfant, à partir d’une goutte d’encre sur le papier sur laquelle on soufflait avec une paille… Là, un peu plus haut, au Nord de l’auréole se détache un mince filet bleu, qui vibre au contact des aspérités du support. C’est très fin, ça se détache à peine. Cette trace, c’est celle du canal qui commence ici entre les deux portes de l’Ecluse de Quiheix à Nort-sur-Erdre et traversera la carte jusqu’à devenir au bord haut à gauche à nouveau une tâche plus diluée, plus diffuse comme de l’aquarelle : les marais de Vilaine.

Au début la trace est fine, presque imperceptible donc, elle commence son parcours vers l’ouest en même temps qu’un autre trait hésitant, celui d’une douve sinueuse la double au nord détachant entre elles une langue végétale de marais épais. - La Morinière - Quand les deux fils se rejoignent, changement de direction plein Nord, le fil d’eau traverse des tailles alternées avec une mosaïque de carrés céréaliers. Ecluse de la Tindière, Plessis-Pas Brunet. Au niveau de l’Ecluse de la Rabinière, la trace bleue se rabat vers l’ouest à nouveau jusqu’à la Haie Pacoret. A partir de là, un dédoublement s’opère aussi : un tout petit sillon bleu venu d’une autre tâche bleue, celle du réservoir de Vioreau, s’enfonce doucement dans les terres agricoles, surplombe les petites vallées par des arches de pierre et rejoint le fil du canal le long d’une pente presque imperceptible, à raison d’exactement 14 cm par kilomètre parcouru depuis son réservoir, son point de départ situé à une vingtaine de kilomètres de là. C’est la rigole d’alimentation qui se dessine, un petit canal artificiel spécialement créé pour assouvir la soif d’un canal creusé artificiellement, pour y maintenir en point haut un niveau d’eau suffisant pour les embarcations. Te souviens-tu qu’ici on arrive au sommet du canal, on a gravi une à une les marches d’eau que bloquent les portes éclusières de cette grande machine d’ingénierie inventée de toute pièce comme un trait d’union entre des territoires penchés vers des directions opposées : le bassin versant de l’Erdre et celui de la Vilaine. L’un s’oriente naturellement vers la Loire, l’autre vers la Vilaine et la Bretagne. Dos à dos et pourtant reliés par ce bief perché, presque droit tendu entre le Pas d’Héric et la Rémaudais.

Le geste est beau : il invente un lien entre deux territoires d’arrière-pays autrefois enclavés et traversés de trop peu de routes et chemins… l’effort pour faire de la pensée une réalité l’est moins. Chaque kilomètre de sillon dans la terre et dans la roche a été creusé à main d’homme. Pelletée par pelletée, les prisonniers espagnols, les bagnards, les mendiants ont griffé le pays autour des années 1815. En camps qu’ils étaient tous parqués ces hommes bannis, tout près de Bout de Bois.

A cette griffure précise, à ce « grand bief » dont les terrassements ont été maniés en talus gradinés répond un écho végétal. Un ourlet boisé gaine l’ouvrage.

Ici c’est une scène toute en longueur qui se présente à toi. La rudesse de l’histoire s’adoucit, les talus bruissant d’herbes et de papillons coulent, glissent d’une rive à l’autre comme un écho qui rebondit entre les lisières arborées et la surface du miroir d’eau du canal.

Ici, farandole, tu dois te souvenir comme moi des empreintes laissées sur le chemin : des voix, des chuchotements, des cris, des bruits d’animaux savants, des frôlements dansés, des sauts osés, des images envolées dans le vent. Des lettres, des courriers, des récits inventés entre nous et qui peut-être se sont accrochés de-ci de-là à l’ombre des ripisylves.

Moi je crois que ces rêveries d’un dimanche après-midi ont fait éclater des étoiles claires à la surface de l’eau : les troncs des bouleaux s’y reflètent et crépitent comme des feux d’artifice de lumière claires qui fêtent notre passage. Cet espace est spectaculaire, la lisière est magique, l’effet forestier y est un mirage : l’épaisseur du bois existe juste ce qu’il faut pour nous faire croire à une forêt traversée. Il n’en est rien tu sais, tu as vu la carte toi aussi : ce sont des rideaux épais mais ce sont bien des rideaux qui cachent et coulissent.

C’est ici un théâtre qui est tellement beau qu’il fait un peu oublier l’histoire. C’est un théâtre en friche où la nature se permet de gagner peu à peu l’ouvrage : les graines se sont semées au pied des ruptures de pentes, elles sont devenues arbres et maintenant dominent le jeu des reflets et des contrastes. En cortège bouleaux, peupliers, chênes, fougères ont tissé le fond de scène. Gaie et complice tu as profité du cadre et alors tu t’es échappée dès que tu as pu traverser un petit pont de l’Escampette. Tu as pris le contre-halage, tu t’es faufilée entre les barrières en bois, celles qui gardent les chevaux qui pâturent par ici pour t’égrainer peu à peu, te disjoindre, te disperser le long du sentier aux herbes folles, à la terre battue par les sabots. Vers le soleil filtrant à travers les arbres parsemés tu as atteint ta cible du jour. Ce soir-là c’est l’étang de Bout-de-Bois qui t’accueille et te guinguette.

C’est là que je t’ai laissée à tes propres aventures pour rejoindre la ville brûlante. Je t’ai laissée long des rives et je t’ai imaginée. Depuis je pense beaucoup à toi. On se donne quelques nouvelles, on se décrit les lieux que tu continues à traverser.

Le Jour suivant notre séparation je sais que tu as dû découvrir les îles éclusières dont je t’avais parlé. Si tu es maline, farandole tu sauras traversés et profiter de ces lieux de pâtures et d’ombrage. Sur ma carte posée là, j’aperçois un dédoublement à nouveau, les fils s’entrecroisent et se délient : le canal et l’Isaac font la course dans la vallée. Il se fondent et se délient pour dessiner des îles longues. A la Chevallerais, tu te seras peut-être arrêtée pour te reposer un peu, prendre de l’eau et rencontrer ceux qui pêchent, ceux qui jouent, ceux qui se rafraîchissent et prennent le temps d’un après-midi au bord de l’eau. Ce lundi tu découvriras mon écluse préférée, c’est une écluse jardin, celle de la Prée qui annonce avec gaité la porte de la forêt si tu regardes vers le Sud. Le cours du canal sinue, il se charge des eaux des ses nombreux affluents qui le rejoignent sur cette séquence avant Blain. La lisière se découpera au détour d’un léger méandre, au premier plan tu verras une île sauvage. En ricochets ombragés tu seras guidée jusqu’au port. Là, arrivée à Blain, tu marcheras tranquillement sur le quai et si tu veux bien traverser par la passerelle, du côté des prairies que tu auras du mal à croire inondables en cette saison, tu découvriras le château de la Groulaie, un véritable trésor caché juste derrière les frondaisons, un peu plus haut, sur une colline au Sud. Castrum-Bableni, c’est son premier nom, est l’un des maillons d’une chaîne de forteresses qui ceinturaient la Bretagne. Il a été est construit par Alain IV Fergent, duc de Bretagne et comte de Nantes, vers 1104, et fut donné en fief au Chevalier Guégon.

Le Mardi je sais que tu iras faire le marché Farandole, te seras-tu nourrie de la foule ? Auras-tu entraîné quelques passants, quelques curieux pour t’accompagner dans un transect de la vallée ? J’imagine que oui, tu es faite pour ça, tu sais t’y prendre et mettre les pas des autres dans les tiens juste par bonheur et avec gaieté.

Je crois que tu devais embarquer à bord de la péniche Cap Vert. Je ne sais plus vraiment. J’espère que tu as pu en avoir l’occasion. Les mariniers sauront t’accueillir et te proposer une nouvelle expérience flottée. C’est la pleine lune ce mardi soir-là. Danse ma farandole et profite de la puissance de cette nuit éclairée pour traverser le pont à Barel et découvrir la confluence du ruisseau de la Frelais et le bras déversoir. Rechargée d’énergie tu galoperas Mercredi jusqu’à l’écluse de la Touche. Hâleras-tu la péniche ? En tous cas tu découvriras les premières ondulations des méandres qui enlaceront les rives de plus en plus sauvages du cours de l’Isac jusqu’à Guenrouët. Je crois que tu y retrouveras les joyeux lurons de la Rive au Barges et j’espère que vous partagerez des moments forts ensemble, des moments qui résonneront comme des échos à la musique jouée à la surface de l’eau qui frôleront les rives, s’engouffreront dans les chemins creux, se faufilerons dans le sous-bois en clignotant la lisière sombre de petits scintillements de lucioles ou feux follets.

C’est l’espace passé Guenrouët qui s’offrira à toi, le ciel s’ouvrira, les méandres s’échancreront, les rives se détacheront et s’éloigneront les unes des autres pour laisser place à un grand paysage de marais. Roselières, chemin fin entre Isac et prairies inondables t’accueilleront dans la lumière blanche de l’été. Ton front sera cogné par le soleil et tu auras peine à trouver le refuge des frondaisons, elles sont rares ici. C’est le pays des oiseaux, ceux des marais et les parcours sont à leur échelle. Je pense à toi, et je rêve ton reflet et ta silhouette détachée au milieu de tous ces bleus du ciel et de l’eau.

Autour de Fégréac, les hameaux fermiers jalonneront les collines en arrière-plan des marais. Trouveras-tu des prairies encore vertes ou le bord des chemins aux graminées dorées te brûlera-t-il les mollets ? Je m’inquiète pour toi farandole, la ville est aujourd’hui insupportable, mortelle sûrement tellement elle est incandescente. Son rayonnement caniculaire t’écrasera-t-il comme moi ici ou sauras-tu trouver le sentier jusqu’à la rivière, jusqu’à l’ancien passage naturel entre les deux promontoires rocheux qui se font face de part et d’autre de la Vilaine ? Te baigneras tu toute nue, retrouveras-tu la fraîcheur le long de tes membres ? Eclabousseras-tu les berges mentholées de tes rires ? C’est la fraîcheur et le repos des paysages que je te souhaite avant de te retrouver bientôt.

Je sais que tu devras renoncer à l’idée de traverser le fleuve à la nage, ici tu pourrais bien rejoindre la mer pourtant si tu te laissais flotter jusqu’à La Roche Bernard puis le barrage d’Arzal, tu serais libre. Mais je sais bien qu’avant l’écluse du Bellion que je te conseille d’aller voir, tu devras plutôt longer le petit canal qui file bien droit, bien parallèle avec la voie ferrée avant que l’on ne se retrouve le long du parcours, après les peupleraies qui cachent la largeur de la vallée puis le coude de Saint Nicolas de Redon qui dessinera la fin de ton parcours sur le Quai de l’écluse. Nous nous retrouverons alors dans une joyeuse friche où des jardiniers-rêveurs inventent des façons d’accompagner la nature à reprendre ses droits, à fendiller le bitume, à roncer les talus, à armer la friche et piéger les graines sous des toits ajourés. J’ai hâte de te retrouver ma jolie farandole, tu es solide et je suis tellement fière de toi. Je t’embrasse fort sur les yeux. Ferme-les, je suis là tout près, tout bientôt.

Gaëlle.


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