J’écoute le paysage
Le temps est changeant, le soleil peut être chaud, parfois brûlant, puis masqué par un nuage qui apporte fraîcheur et passages de pluie. Il faut s’habiller et se déshabiller sans cesse. Parfois je m’arrête pour profiter de l’endroit où je me trouve. Je reste debout, bien plantée sur mes deux pieds, je choisis la direction de mon visage. Je prends le temps de regarder ce qui se trouve autour de moi, sans perdre le contact avec le poids de mon corps accueilli par le sol à travers mes plantes de pieds, qui commencent à se faire sensibles après toutes ces heures de marche. J’écoute le paysage, savant mélange de fabrication humaine, depuis plusieurs siècles, et de réappropriation par la nature, qui fait son nid dans nos constructions, nos agricultures, nos bétonisations. Beaucoup d’oiseaux ce matin, assez proches mais invisibles dans les feuillages des arbres qui bordent le canal. Passages de camions et voitures qui tracent leur sillage sonore perpendiculaire au canal, sur une petite route qui l’enjambe. Leur son me semble aussi perpendiculaire et fait comme des découpes dans les arrondis du paysage.
Si vous écoutez le vent, qui est presque ininterrompu mais qui ne cesse de varier en intensité, vous l’entendez à la fois tout proche, à l’intérieur de l’oreille, et au très lointain, jusqu’au fond de l’horizon. Les bourrasques contre le tympan forment comme un canon avec le son des feuilles des arbres, en hauteur, et des herbes hautes, près du sol. Et le mouvement de son souffle semble avoir encore un autre rythme.
A ma gauche, à travers le désordre ajouré des chênes qui bordent le chemin : un immense champ de tournesols. C’est évidemment une culture intensive, chimique, sur-productive. Mais ils ont quand même l’air bien vivants, on dirait une énorme classe bien rangée de gamins tournés vers le maître. Pourtant certains sont indisciplinés ou n’ont pas bien compris la consigne, ils regardent ailleurs. Ceux du bord, plus près de moi, ont sommeil et ne font même pas semblant de ne pas dormir. J’imagine qu’ils ont travaillé tard hier à la moisson. Ou que ce sont les cancres qu’on met au fond. Parfois, des frissons traversent certains groupes, jamais toute la classe entière : ça fait comme une ligne de vent rapide et discrète, qui court vers l’horizon et qui arrive, un peu en retard dans mon oreille.
Nous marchons maintenant sur un chemin, quelques mètres au dessus de l’eau du canal. Le chemin bien humanisé, d’un blond sablonneux, est presque aussi horizontal et plat que le plan de l’eau qui nous accompagne. Sur la berge en face, plus basse, et qu’on domine, les arbres immenses sont presque à hauteur du ciel. A leurs pieds, une pelouse verte, mousseuse, comme un tapis. Humide et accueillante, elle contraste avec notre berge, derrière le rideau d’arbres, d’immenses champs presque secs, aux carré, aigus et vastes, clôturés par des rubans pour les chevaux. Nous voyons comme une série de terrasses horizontales, de hauteurs, de couleurs et de textures différentes. De là où nous sommes, nous pouvons aussi imaginer les différents parfums, l’humidité de l’air forestier - berge d’en face - ou désertique - à notre droite.
Le premier jour, les deux paysagistes qui nous ont préparé des cartes pour notre voyage nous ont aussi accompagnées. Sur ces cartes, et dans leurs récits, nous avons entendu bien des mots inconnus : bocage, ourlets de verdure, contre fossé, marches d’eau… Nous voici sans elles, dans ces paysages avec leurs mots. On invente ce que cela signifie. On a passé déjà une dizaine d’écluses, pourtant on est toujours aussi fasciné par le spectacle de l’éclusier, ou l’éclusière, qui actionne une poignée, un moulinet, et qui fait entrer des énormes masses d’eau. On voit se former les marches d’eau, de l’eau en étage.
Au fil du chemin on accumule et on récolte : des pratiques (chants, cris de bergères scandinaves...), des organisations du matériel, des rôles, des mots, des façons de faire, des sensations.. une sensation d’être un groupe, et d’apprendre à marcher ensemble. Aujourd’hui, les blessées et les malades sont soignées. Stéphanie marche et danse, Milena chante et danse et change de chaussures, Lilou nous rejoindra enfin samedi.